par Maurice Causse
L'historien latin Tacite écrit (5) : « Pour détruire la rumeur (qui l'accusait de l'incendie de Rome), Néron supposa des coupables et infligea des tourments très raffinés à ceux que leurs abominations faisaient détester et que la foule appelait chrétiens. Ce nom leur vient de Christ que, sous le principat de Tibère, le procurateur Ponce-Pilate avait livré au supplice. Réprimée sur le moment, cette détestable superstition perçait de nouveau, non plus seulement en Judée, où le mal avait pris naissance, mais encore à Rome où tout ce qu'il y a d'affreux et de honteux dans le monde afflue et trouve une nombreuse clientèle ".
(5) Annales XV, 44. Nous utilisons l'analyse de Maurice Goguel (Jésus, p. 73). Ainsi que l'explique M. Goguel, il est impossible d'attribuer à une source chrétienne un point de vue qui supposerait un sommeil complet de la communauté chrétienne de la mort de Jésus aux environs de l'an 64, une source juive est impossible également, car elle n'aurait pas appelé Jésus sous le nom de Christ, ni supposé une solidarité entre les manifestations messianiques juives en Judée et chrétiennes à Rome. L'information est donc nécessairement de source païenne.
La question d'une responsabilité autre que romaine dans cette affaire ne se pose même pas pour l'historien romain. Il faut aussi pour qu'elle ait laissé cette trace dans le récit de Tacite, avec le titre de Christ donné comme le nom même de Jésus, que l' « Affaire Jésus" ait eu, au moins à l'échelon local palestinien, une certaine importance. Notons un point : si c'étaient les Romains qui avaient repéré un individu et avaient réglé son cas, ils l'auraient appelé par le nom que tout le monde lui donnait: Jésus. L'examen des évangiles confirme cette importance. D'après l'Evangile de Jean, Jésus fut arrêté par la cohorte romaine, commandée par le tribun ; autrement dit 500 hommes et un officier supérieur, apparemment le commandant de la garnison romaine. Evidemment, il n'est pas question des Romains dans les récits synoptiques de l'arrestation. Mais il est constant que Jésus fut arrêté par une troupe nombreuse (6). Il faut se représenter la scène, et la situation à Jérusalem au moment de Pâques pour réaliser que cette troupe nombreuse est surtout composée de romains.
(6) Matth. 26, 47 : une foule nombreuse, 26, 55 : "les foules", dans Marc et Luc un certain nombre de textes précisent que la « foule» était « nombreuse ».
Imaginons Jérusalem à Pâques (7) : 100 000 pèlerins qui encombrent tout ; notamment, du côté du mont des Oliviers, ces Galiléens farcis d'élucubrations messianiques dangereuses pour l'ordre public. C'est à cause d'eux que le gouverneur et la garnison sont montés de Césarée à Jérusalem pour la Pâque. Pour le militaire, on ne s'amuse guère dans cette ville sans cirque, sans contacts possibles avec la population : c'est la corvée. Surtout, éviter les manifestations. Le mont des Oliviers est spécialement à surveiller.
(7) J. Jeremias, Jérusalem au temps de Jésus, p. 115 ss.
Imaginons maintenant la garde de la tour Antonia, près du Temple de Jérusalem, en nous aidant de cartes et de photos. La garde voit une " troupe nombreuse ", armée de gourdins et d'épées (8), se précipiter de l'autre côté du Cédron vers le mont des Oliviers... et les Romains ne seraient pas dans le coup ? Ce tableau synoptique est invraisemblable et c'est le 4ème évangile qui a raison. C'est la cohorte romaine qui a arrêté Jésus. Tout le développement de la tradition chrétienne a tendu à diminuer le rôle des Romains dans l'Affaire Jésus, et même Jean suit cette tendance (9). La cohorte n'a certainement pas été rajoutée par le 4ème Evangile.
(8) Le gourdin était une arme commode pour les émeutes, et recommandée par Pilate (Josèphe, Guerre Juive, II, IX, 2). (9) "Judas, prenant la cohorte" (Jean 18, 3) ; «Pilate le livra aux chefs des prêtres pour être crucifié" (Jean 19, 16), etc.
On ne peut cependant pas écarter la présence de Judas comme guide, ni d'un détachement de la police (juive) du Temple. De toutes façons, l'Affaire est bizarre. On a envoyé le Commandant et plusieurs centaines d'hommes, et on est tombé sur une douzaine de pauvres gens parfaitement inoffensifs. L'un d'entre eux a bien tiré l'épée, mais le chef s'est rendu sans résistance, et, finalement, tous les autres se sont sauvés (10) * Marc 14, 50 ; Matth. 26, 56 ; déjà Marc 14, 32.
Il faut s'efforcer de comprendre l'attitude de Pilate; gouverneur dur et sans scrupules, il n'en faut pas douter (11) * Voir p. ex. Isaac, Jésus et Israël, p. 453 ss (proposition XIX) ; mais ce n'est pas un imbécile ; cette affaire pouvait receler un traquenard politique ; s'il était convaincu d'avoir fait exécuter de façon expéditive comme rebelle un juif qui n'était pas ennemi des Romains, il pouvait avoir des ennuis en haut lieu.
Là encore, la version des faits donnés par Jean paraît la plus cohérente. Le récit de Marc, avec sa double réunion du Sanhédrin, d'abord la nuit, puis à nouveau le matin, le jour même de la Pâque, présente au moins trois invraisemblances majeures :
1 - une telle concentration d'activités officielles pour un jour de fête chômée (12) *
* Sur la question de la date de la mort de Jésus, il y a deux problèmes.
Jésus est mort une veille de sabbat, donc un vendredi. Mais si le repas du jeudi soir est un repas de Pâque (Marc 14, 17), alors Jésus a été crucifié le jour de Pâque, 15 Nisan. or, d'après Jean 18, 28, Jésus a été crucifié la veille de Pâque, soit le 14 Nisan. Le récit synoptique présente une contradiction majeure : au jour de Pâque, le seul travail permis est la préparation de la nourriture (Exode 12, 16). La participation juive à l'affaire est impossible... or c'est dans les synoptiques qu'elle est la plus importante. D'autre part, jusqu'à la destruction du Temple, on pratiquait le sacrifice de l'agneau pour Pâque. Il n'en est pas question, et non plus dans Paul ; par contre 1 Cor. 5, 7 est en faveur de la date donnée dans Jean. Enfin cette dernière fit seule autorité dans l'Eglise chrétienne jusqu'au IIIème siècle.
L'autre problème est celui de l'année. Pilate fut procurateur de 26 à 36. La méthode la plus claire et objective serait le calcul. Jésus étant mort un vendredi, quelles sont les années où ce jour peut, soit coïncider avec la Pâque, soit tomber la veille ? Cette méthode exclut, semble-t-il, la date de 29, fondée sur un renseignement qui remonte à Tertullien, concernant les consuls en fonctions à Rome lors de la mort de Jésus : la Pâque tombe, cette année-là, un mardi. La meilleure date, d'après les calculs, serait le vendredi 3 avril 33 qui est une veille de Pâque... de plus, le calcul donne une éclipse de lune cette nuit-là.
(Fotheringham, Journal of Theological Studies, Oxford 1934, p. 158 ss .. pour l'ensemble de la question, nous. suivons la discussion très claire et. condensée de Ogg, dans le Peake's Commentary of the Bible, p. 730 s).
2 - une telle mise en scène chez le grand-prêtre, alors que, par ailleurs, on nous dit que les prêtres en chef et les scribes craignent une manifestation populaire, s'ils arrêtent Jésus (Marc 12, 12)
3 - enfin, si on admet la participation importante des Romains à l'arrestation, il est invraisemblable qu'ils se soient dessaisis si longtemps de leur prisonnier aussitôt après l'avoir arrêté.
L'Evangile de Jean présente moins de difficultés. D'abord il s'agit de la veille de Pâque, et non du jour même ; ensuite il n'y a pas de session du Sanhédrin, mais seulement une comparution devant le grand-prêtre. Le récit de Jean comporte ici une hésitation apparente sur la personnalité du grand-prêtre, Hanne, ou Caïphe son gendre. Cette difficulté disparaît si on se rappelle que les anciens grands-prêtres, comme Hanne, conservaient leur titre après avoir cessé leurs fonctions (13). Un ancien grand-prêtre est un personnage officieux, à l'influence moins voyante ; un rôle important de Hanne est ici vraisemblable.
(13) J. Jeremias. « Jérusalem... ", p. 221.
Il nous paraît donc normal d'admettre que Jésus a été amené effectivement devant Hanne par les, Romains, selon le récit de Jean 18, 12. Cette confrontation, qui n'aboutit à rien et n'a aucune valeur juridique du point de vue Juif, peut s'expliquer par la surprise des Romains. On leur dénonce un rebelle se prétendant Messie, et ils n'ont rien trouvé de sérieux. Qu'est-ce que cette histoire ? Abusé par le titre du « Grand-Prêtre », Marc a transformé la confrontation en comparution et en procès, juridiquement impossible.
Toute l'attitude de Pilate par la suite peut s'expliquer par le désir d'être « couvert ». Il ne veut pas risquer des ennuis avec une condamnation qui pourrait lui être reprochée. Mais il obtient une manifestation de loyalisme envers César, nécessitant l'élimination de Jésus ; il risque donc davantage en le protégeant... Après tout, il s'en lave les mains ; il en a fait exécuter bien d'autres.
On peut aller peut-être un peu plus loin. Le vrai nom de Barabbas était Jésus ; le nôtre était celui « qu'on appelait le Christ» (14), pour Pilate (15). Jésus a pu être la victime d'une confusion provoquée notamment par Hanne.
(14) Matthieu 27, 17 ; 27, 22. Luc 23, 2. Si l'on pense au texte de Tacite, Christ est bien devenu pour les Romains le nom propre de Jésus. C'est, nous semble-t-il, un indice d'authenticité en substance pour le texte de Luc 23, 2. (15) Voir Goguel, Jésus, p. 382, n. 4, et l'appareil critique sur Matth. 27, 16-17.
On peut laisser le dernier mot au centurion qui commanda l'exécution de Jésus. « Assurément, cet homme était juste ». (Luc 23-47). Il est arrivé qu'un bourreau rendit hommage au supplicié. En des temps récents, pensons à Dietrich Bonhoeffer.