par Michel Théron * (© article paru dans Golias Magazine, n° 123, novembre / décembre 2008, pp. 84-85)
* écrivain, auteur, entre autres livres, de Théologie buissonnière et de La source intérieure parus aux éditions Golias.L’autre jour, passant dans le petit village de Boisseron, dans l’Hérault, je remarquai de fort loin, jouxtant la rue principale, cette statue, où je reconnus ensuite, une fois arrivé à sa hauteur, un Christ portant sa croix d’une main, et de l’autre semblant héler les voyageurs. Le geste était avenant, et d’une invite telle que le démon malin ou malicieux qui m’accompagne souvent m’y fit voir celui d’un autostoppeur. Mais bien vite je passai sur cette remarque iconoclaste, je tâchai d’oublier le côté emphatique et théâtral d’une telle posture, ainsi que le kitsch évident de la représentation, pour me concentrer sur quelque chose de plus sérieux, et chercher le sens que cette figure pouvait bien avoir.
Je me souvins de remarques souvent entendues dans ma jeunesse, de la part d’âmes déjà résignées, et justifiant leur abdication d’un fréquent : "Dans la vie il faut porter sa croix". Évidemment il ne s’agissait pas, comme l’enfant en moi pouvait alors le penser, de cette petite croix que le chrétien fidèle aime porter autour de son cou, comme un bijou ou un signe de reconnaissance. Non, comme je le vis bien plus tard en lisant l’Imitation de Jésus-Christ, le sens symbolique était plutôt : il faut accepter toutes les épreuves que la vie nous réserve, y compris les pires, prenant exemple sur celui que Jésus nous donna. Je me souvins aussi d’une autre expression entendue bien souvent, pour justifier tous les renoncements : "faire une croix dessus". Cela me mena alors à considérer la vie ainsi conçue de façon passablement mélancolique : quand on vit de cette façon, on en voit de toutes les douleurs …
Rentré chez moi, je fus pris de la curiosité de voir l’origine de cette façon de voir et de ce que je venais de voir. J’ouvris donc ma Bible, et y trouvai quelques réponses, par exemple dans l’évangile de Luc : " Puis il dit à tous : ‘Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il se charge chaque jour de sa croix, et qu’il m’accompagne. Car celui qui voudra sauver sa vie la perdra, mais celui qui la perdra à cause de moi la sauvera.’ " (9/23-24). Aussitôt je regardai au bas de mon exemplaire grec, à la rubrique des variantes. Et c’est avec beaucoup d’étonnement d’abord, d’intérêt ensuite que je vis que les deux expressions du verset 23 : "qu’il se charge de sa croix", et "chaque jour" étaient en réalité absentes de beaucoup de manuscrits, dont le fameux codex de Bèze, qui représente selon beaucoup de chercheurs une très ancienne version du texte : texte que l’on dit "occidental", avant que les grands manuscrits onciaux du 4e siècle, manuscrits dits "alexandrins" (Vaticanus, Sinaïticus) aient opéré leur travail habituel de lifting ou de censure, aboutissant au lissage consensuel final qu’ils ont imposé à la majorité. En sorte qu’un état initial du texte lucanien, pour ce verset 23, pourrait être : " Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à lui-même, et qu’il m’accompagne. " La croix, on le voit, a disparu, ainsi que tout ce qu’elle représente en matière de dolorisme, qui est encore augmenté par le second ajout : "chaque jour", dont s’inspirent encore beaucoup de manuels de théologie bien pensante, lorsqu’ils parlent de la nécessité de la "croix quotidienne".
On peut se demander maintenant ce que signifie : "qu’il renonce à lui-même". Le grec aparneîsthai est traduit dans la Vulgate par abnegare, qui a donné notre mot : "abnégation". Avant d’y voir ce qu’on y a vu ensuite, un renoncement sacrificiel de tout son être, j’y vois quant à moi simplement un renoncement à notre petit moi, qui nous fait tout ramener égocentriquement à nous-même : le tout à l’ego ! À cette paranoïa habituelle, à l’enfant gâté et prétentieux que nous portons en nous, s’oppose la metanoïa ou conversion. Elle nous fait entrer dans d’autres raisons que les nôtres, nous montre qu’on ne sait jamais, que jamais on ne sait… C’est bien assez il me semble pour chacun de résilier les prétentions exorbitantes de sa propre pensée, sans qu’il faille pour autant aller jusqu’au sacrifice total de son être. Ce dernier, il n’est pas sûr du tout que le Jésus des origines l’ait demandé. En sorte qu’il pourrait très bien exister un christianisme sans sacrifice, comme l’a fort justement envisagé, au 16e siècle, Faust Socin.
Il est vrai qu’on nous dit toujours qu’il faut imiter Jésus, sa personne et sa vie, mettre en quelque sorte nos pas dans les siens : souffrir comme lui, dans chacune de nos journées, et pourquoi pas aussi éventuellement souffrir le martyre, en sacrifiant réellement notre vie en considération de la vie véritable qui nous attend comme récompense si nous le faisons (je frémis en pensant aux "fous de Dieu" à qui aussi on fait miroiter de telles perspectives !). À supposer même qu’il ait pu prévoir le sien, et l’accepter à l’avance, je me demandai alors si Jésus a pu exiger de ses disciples de l’imiter personnellement jusqu’à accepter un tel sacrifice, ce qui bien sûr supposerait une très grande opinion de soi-même.
Je me reportai donc ensuite, pour méditer sur le même passage, à la version de Marc, qui est, comme on sait, le plus ancien en date de nos évangiles. Apparemment j’y vis le même chose que chez Luc : " Puis, ayant appelé la foule avec ses disciples, il leur dit : ‘Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il se charge de sa croix, et qu’il m’accompagne. Car celui qui voudra sauver sa vie la perdra, mais celui qui perdra sa vie à cause de moi et de la bonne nouvelle la sauvera.’ " (8/34-35).
Cependant je choisis là encore ce que j’appelle la méthode de la poule. Penché sur mon livre, je baissai la tête pour parcourir des yeux les petites notes de bas de page qui comportent les fameuses variantes. Et là mon effort fut vraiment récompensé. Je constatai en effet que le "de moi et" (emoû kai) du second verset était absent de beaucoup de manuscrits importants, donc encore le fameux codex de Bèze, en sorte que la fin de ce verset 35 pouvait être lue, en une version initiale, en : " celui qui perdra sa vie à cause de la bonne nouvelle la sauvera ". On sait que cette bonne nouvelle est littéralement l’évangile (grec euanggelion). Le sens serait alors que c’est seulement la bonne nouvelle qui exige de nous un sacrifice (avec bien sûr le sens symbolique que l’on peut donner à ce mot), et non pas la suivance de Jésus lui-même. La "jésulâtrie", ou adoration inconditionnelle du maître, n’existe pas encore dans cet état du texte. En tout état de cause, dans cette façon de voir, le message est bien supérieur à celui qui le porte.
Regardant à nouveau la photo que j’ai prise de cette statue, je me dis maintenant qu’elle illustre bien l’éloge que fait Paul de la fameuse "parole de la croix" (logos toû stauroû) qui est, dit-il, "une folie pour ceux qui périssent ; mais pour nous qui sommes sauvés, une puissance de Dieu. " (1 Corinthiens 1/18) J’ai souvent réfléchi à cette expression "parole de la croix". On peut y voir la croix elle-même qui parle (génitif subjectif), ou bien la parole qu’elle nous inspire, la prédication à son propos (génitif objectif).
Dans le premier cas, ce n’est pas se faire une haute idée de la parole, que de dire qu’un objet puisse parler. Mais dans le second cas même, celui qu’on choisit majoritairement, le mot logos me semble très abusif ici, car ce mot en grec signifie un discours rationnel (voyez le mot "logique", qui en vient). Cette parole en réalité à mes yeux est un mythe, ce logos est un mûthos. Pour certains même, c’est une mystification : la construction paulinienne a pu instrumentaliser Jésus, en étouffant sa parole sous un scénario expiatoire et salvateur qu’il ignorait lui-même.
Je dirai ici seulement que l’important en tout est de méditer une parole, scruter un livre ou le Livre, et pour cela se faire aider non de martyrs plus ou moins exaltés, mais d’un maître en enseignement et en méditation. Le souvenir me revient maintenant d’un voyage en un lieu où assurément l’esprit a soufflé, au même titre que par exemple l’Acropole d’Athènes : je veux dire Chartres. Alors mon pauvre Christ sulpicien et tragi-comique m’abandonne, s’efface totalement devant cet admirable Christ enseignant porteur du Livre au portail sud de la cathédrale de Chartres, qui le réduit à néant.