par Jean-Claude Barbier
Même si les religions se présentent comme un ensemble didactique, elles n’en sont pour autant des œuvres de philosophie. Elles n’ont pas la cohérence d’une œuvre pensée par un seul auteur, développée tout au long de sa vie, léguée à la postérité. Les Ecritures "saintes" sont l’oeuvre de multiples auteurs et leur transmission – par des scribes – n’a pas été exempte d’ajouts, voire des rectifications sur des points jugés non orthodoxes.
En cela l’hindouisme offre un exemple particulièrement éloquent d’empilement au cours des âges de diverses strates. C’est avons donc à faire à un corpus religieux profondément hétérogène, mais que le temps a patiné et qui a généré une mise en relation de cultures au début différentes et qui se sont progressivement harmonisées entre elles. Il en résulte une certaine unité culturelle par osmose où les éléments originaux, remaniés, se sont intégrés avec fluidité.
Réputée pour être une religion sans dogme, l’hindouisme n’en présente pas moins une architecture englobant les rituels, les cultes, les cérémonies, les comportements, les philosophies, et comportant des points de repère qui en facilitent sa compréhension. L’étude de cette religion nécessite – comme pour toute étude de religion – une analyse de ses diverses parties, tout en sachant que "tout est lié", à commencer par le vécu de la religion par le fidèle.
Une première approche consiste à identifier les diverses strates religieuses qui, par empilement, ont contribué à former l’hindouisme d’aujourd’hui. Cette méthodologie diachronique permet un premier repérage et d’avoir une première idée de la constitution de ce corpus religieux. Nous utiliserons comme source, l’encyclopédie électronique Wikipedia.
Même si les populations autochtones de l’actuel sous-continent indien ont très certainement apporté leur contribution (1), il semble bien que ce soit ce qu’on appelle la civilisation de l’Indus qui ait été introductrice de la dynamique religieuse qui aboutira à l’hindouisme.
(1) Des abris sous roche peints à l'âge de pierre ont été trouvés à Bhimbetka dans le Madhya Pradesh (centre de l’Inde) ; elles constituent les traces connues les plus anciennes d'implantation humaine en Inde, soit – 9000 ans. Les anthropologues pensent qu'elles relèvent de populations de type veddoïde, appelée aux Philippines "negritos" (un vieux fonds de Noirs de petite taille, mélangés avec des populations asiatiques). Certains historiens pensent que les populations dravidiennes du nord, dont les Brahouis actuels seraient les derniers descendants, ont joué un rôle dans la civilisation de l’Indus.
Le fleuve Indus traverse le Pakistan actuel du nord au sud. La civilisation de l'Indus débordait sur les actuels Afghanistan, Iran et Inde.
La civilisation rurale du Balouchistan (à partir des années 6 500 av. J.-C.)
La civilisation de l'Indus a été précédée par les premières cultures agricoles de l'Asie du Sud qui sont apparues dans les collines du Balouchistan, à l'ouest de la vallée de l'Indus. Le site le mieux connu de cette culture est Mehrgarh, datant des années - 6500. Ces là que les premiers fermiers maîtrisèrent le blé et domestiquèrent une grande variété d'animaux, en particulier ceux constituant le bétail. La poterie y était utilisée vers – 5500. La civilisation de l'Indus s'est développée à partir de cette base technologique, en se répandant dans la plaine alluviale de ce que sont, de nos jours, les provinces actuelles pakistanaises du Sindh et du Penjab.
La civilisation pré-harappéenne (autour de 4000 av. J.-C.)
Ce développement rural de qualité va permettre la formation de premières agglomérations. C’est une période qu’on appelle pré-harappéenne (du nom du site archéologique d’Harappa dans le Pandjâb ; le site de Mohenjo-Daro en Hindoustan a fourni lui aussi de nombreux témoignages dans ses couches les plus anciennes). Les premières strates des villes de la civilisation de l'Indus témoignent de cette amorce urbaine. Des réseaux commerciaux les relient aux cultures régionales parentes.
A cette époque, les villageois continuent leurs progrès. Ils domestiquent un grand nombre d'espèces végétales dont les petits pois, les pois chiches, les grains de sésame, les dattes et le coton. Ils élèvent désormais le buffle, un animal qui reste essentiel à la production agricole dans toute l'Asie actuelle. On note également un commerce avec des sources de pierres précieuses, telles que le lapis-lazuli et autres pierres fines utilisées dans la fabrication de perles à collier.
Cette civilisation précède les migrations des peuples indo-européens. Elle n’est donc pas encore marquée par le védisme. L'écriture pictographique, attestée sur un grand nombre de sceaux, n'a pas été encore déchiffrée. Au regard des connaissances actuelles, il semble peu probable qu’elle ait un lien quelconque avec l’écriture brahmi.
Nous y retrouvons le culte de la Grande Déesse. On a dégagé dans une habitation une statuette représentant une figure féminine à demi-nue (1) qui est l'effigie de la Grande-Mère commune, dispensatrice de vie. Cette divinité maternelle (représentée enceinte et dotée d'une ample poitrine) symbolise l'origine du maintien de la vie. Au vue d’innombrables autres figurines, ce culte était répandu. Les types de figurines les plus récentes ressemblent à Kâlî-Durgâ. On est bien là dans une période pré indo-européenne puisque aucun peuple "aryen" n'a élevé une divinité féminine au rang suprême qu'elle avait dans la civilisation découverte à Mohenjo-Daro et que détiennent aujourd'hui Kâlî et Durgâ dans l'hindouisme
(1) l’un des noms de la Grande Déesse de l'hindouisme est Aparnâ qui signifie " celle qui est sans vêtement de feuilles ", c'est-à-dire " qui est nue ".
Egalement découvert à Mohenjo-Daro, la statue d’un dieu qui pourrait être considéré comme un prototype de Shiva. Le dieu y est figuré dans la posture spécifiquement yogique. C’est là la première représentation plastique d'un yogin. Sir John Marshall le décrit en ces termes : " le Dieu qui a trois visages, est assis sur un trône bas indien dans une attitude caractéristique du yoga, avec les jambes sous lui, talons contre talons et orteils tournés vers le bas […]. Sur sa poitrine un pectoral triangulaire ou peut-être une série de colliers […]. Le phallus est à découvert (ûrdhvamedhra), mais ce qui paraît le phallus pourrait n'être, en réalité, que le bout de la ceinture. Une paire de cornes couronnent sa tête. De part et d'autre du dieu se trouvent quatre animaux, un éléphant et un tigre à sa droite, un rhinocéros et un buffle à sa gauche. Derrière le trône sont deux cerfs… "
Un des derniers auteurs à s'être prononcé sur la question, Suart Piggot, écrit de son côté : " Il n'y a pas de doute que nous avons ici le prototype du grand dieu Shiva en tant que Seigneur des bêtes fauves et Prince des yogins. Peut-être a-t-il été conçu avec quatre visages et regarde-t-il avec ses quatre animaux dans les quatre directions de la terre. Ceci rappellerait même l'éléphant symbolique, le lion, le cheval et le taureau des colonnes maurya du IIIe siècle av. J.-C., à Sarnath. Les cerfs du trône du dieu marquent un autre trait d'union significatif avec la religion ultérieure et avec Sarnath; car, placés d'une manière similaire, ils sont les compagnons inévitables du Bouddha dans les représentations du Sermon du Parc des Cerfs ".
L’iconographie chrétienne aurait-elle repris cette disposition des animaux aux 4 points cardinaux avec le lion pour l’évangile de Marc, le taureau pour celui de Luc et l’aigle pour celui de Jean (pour Matthieu, c’est un livre !) ?
Au culte de la Déesse Mère, s’ajouterait le phallisme (avec la représentation du phallus de la divinité en érection ; on parle d’un dieu génésique – qui donne la vie), la zoolâtrie (la sacralisation d’animaux), et un culte des arbres (l'arbre pipal, si typique de l'hindouisme) et des eaux (1), c'est-à-dire des éléments qui entreront plus tard dans la grande synthèse hindouiste. A noter aussi des représentations de l'homme-saint dans la position de l’âsana pratiquant, peut-être de l'ekâgratâ
(1) le plan de la cité de Mohenjo-Daro montre l'importance d'une Grande piscine (Great Bath), ce qui nous rappelle étrangement les "piscines " des temples hindous de nos jours.
La religion harappienne, d'après sir John Marshall, est si spécifiquement indienne qu'elle se distingue à peine de l’hindouisme.
la civilisation urbaine de l’Indus (- 2600 – 1900 av. J-C.)
Autour de - 2600 (IIIème millénaire av. J.-C.), quelques sites pré-harappéens se développent en cités, abritant des milliers d'habitants, essentiellement des agriculteurs. Par suite, une culture unifiée apparaît dans toute la zone, aplanissant les différences régionales de sites éloignés de plus de mille kilomètres. Cette émergence est si soudaine que les premiers chercheurs ont pu penser qu'elle résultait d'une conquête extérieure ou d'une migration. Depuis, les archéologues ont fait la preuve qu'elle est issue de la culture pré-harappéenne qui l'a précédée. En fait, il semble que cette soudaineté soit le résultat d'un effort délibéré, planifié. Par exemple, quelques sites paraissent avoir été réorganisés pour se conformer à une planification réfléchie. C'est la raison pour laquelle la civilisation de l'Indus est considérée comme la première à avoir développé une planification urbaine.
L’Indus s’appelle Shindu ; la vallée de l’Indus englobe aussi le Sarasvatî, fleuve parallèle à l’Indus, aujourd’hui asséché, mais dont les rives supportèrent de nombreuses cités (celles qui seront mentionnées dans les plus anciens récits védiques).
Il s’agit d’une grande civilisation de l'Antiquité dont l'aire géographique s'étendait principalement le long du fleuve Sarasvati, et qui se situait entre les actuels Pakistan, Pendjab, Rajasthan et Sind, c'est-à-dire dans la zone de l'Indus actuel. À ce jour, sur les 1 052 sites qui ont été découverts, plus de 140 se trouvent sur les rives du cours d'eau saisonnier Ghaggar-Hakra. D’après certaines hypothèses, ce système hydrographique, autrefois permanent, arrosait la principale zone de production agricole de la civilisation de l’Indus. Parmi ces sites, on compte de nombreuses villes comme Dholavira, Ganweriwala, Harappa, Lothal, Mohenjo-daro et Rakhigarhi.
La plupart des autres sites se situent le long de la vallée de l’Indus et de ses affluents mais on en trouve aussi à l’ouest jusqu’à la frontière de l’Iran, à l’est jusqu’à Delhi, au sud jusque dans le Maharashtra et au nord jusqu’à l’HimalayaÀ son apogée, sa population pourrait avoir dépassé cinq millions
Cette civilisation de l’Indus atteindra son apogée entre le XIXe et le XVIe siècle. Elle se range parmi ses contemporaines, la Mésopotamie et l’Egypte ancienne, comme l’une des toutes premières civilisations, celles-ci étant définies par l’apparition de villes, de l’agriculture, de l’écriture, etc. Si elle n’est pas la première civilisation antique, la Mésopotamie et l’Égypte ayant développé des villes peu avant, elle est cependant celle qui connaît la plus grande extension géographique.
Le déclin à partir de 1900 av. J.-C.
Durant 700 ans, la civilisation indusienne fut prospère et ses artisans produisirent des biens d'une qualité recherchée par ses voisins. Puis aussi soudainement qu'elle était apparue, elle entra en déclin et disparut. Pire, elle fut d’autant plus oubliée qu’elle n’a pas laissé de monuments prestigieux comme le firent les anciens Egyptiens et les Mésopotamiens. Ce sont les archéologues qui la redécouvrent dans les années 1920.
Ce déclin fait suite à l’assèchement du Sarasvati aux alentours de - 2200. Les textes védiques évoquent ce changement climatique. Vers - 1900, des signes montrent que des problèmes apparaissent. Les gens commencent à quitter les cités. Ceux qui s'y maintiennent semblent avoir des difficultés à se nourrir. Autour de – 1800, la plupart des cités ont été abandonnées.
Mais il y a aussi le contexte commercial de l’époque qui se modifie. L'âge d’or du commerce inter iranien, marqué par la présence de nombreux " trésors " (coupe sur pied et bol tronconique) et riches métropoles semble prendre fin vers -1800 à -1700 av. J.-C., au moment même où les textes mésopotamiens cessent de parler du commerce oriental. Les grandes agglomérations de Turkménie orientale (Altyn-depe et Namazga-depe) sont abandonnées et les grandes métropoles de la vallée de l’Indus disparaissent. Dans l'aire correspondant à la civilisation de l'Indus, le processus de décadence s’accentue avec la disparition des éléments le plus caractéristiques de l’unité harappéenne : l’écriture, les sceaux ou les poids. De nombreux éléments survivent pourtant au long du IIème millénaire av. J.-C. dans les régions orientales et méridionales de la zone.
Enfin, les populations indusiennes vont se trouver dominées militairement par des tribus aryennes en provenance du Caucase ou de l’Asie centrale. Elles sont nomades et mieux armées ; elle dispose aussi d’un embryon de clergé qui s’appuie sur des textes sacrés, les Véda. Vers - 2000, la civilisation de l'Indus est en état défensif ; peu de temps après, une partie de Harappâ fut incendiée par des envahisseurs descendus du Nord-Ouest. Ces barbares n'étaient pas encore des Indo-Européens, mais leur invasion fut sans doute en relation avec le mouvement général de l'Ouest où étaient impliqués les Indo-Européens. Au XVIII° siècle (- 1800 – 1700), les Indo-européens quittent les steppes caucasiennes.
Sur le plan culturel, les harappiens étaient nettement supérieurs aux Indo-Européens : leur civilisation urbaine et industrielle ne souffrait pas de comparaison avec la " barbarie " des Indo-Européens. Mais les Harrapiens n'avaient pas la vocation guerrière (on peut même leur supposer une sorte de théocratie industrielle et mercantile); mal préparés pour cette attaque d'un peuple jeune et agressif, ils furent vaincus sans problème
Il y a peu de temps encore, on croyait que les Indo-Aryens n'avaient rencontré, dans leur invasion de l'Inde, que des tribus aborigènes culturellement à l'état ethnographique: c'était les dasyus, dont les " forts " que l'Indra du Rig-Veda attaquait et détruisait passaient pour n'être que des modestes tranchées de terre. Mais Wheeler a montré que l'hymne célèbre du Rig-Veda (I, 53), exaltant Indra s'applique aux défenses solides de la citadelle de Harappâ ou Mohenjo-Daro. D'où l'on peut conclure que les Indo-Aryens ont rencontré, au cours de leur descente vers l'Inde centrale, non seulement des tribus aborigènes, mais aussi les derniers survivants de la civilisation de l'Indus, auxquels ils ont porté le coup de grâce.
En fait, le peuple indusien n'a pas disparu. Au lendemain de l'effondrement de la civilisation de l'Indus, des cultures régionales émergent qui montrent que son influence se prolonge, à des degrés divers. Il y a aussi probablement eu une migration d'une partie de sa population vers l'est, à destination de la plaine gangétique. Ce qui a disparu, ce n'est pas un peuple mais une civilisation : ses villes, son système d'écriture, son réseau commercial et – finalement – la culture qui en était son fondement intellectuel. Cependant, la destruction de la culture de l'Indus n'a pu être définitive. L'effondrement d'une civilisation urbaine n'équivaut pas à la pure et simple extinction de la culture et de la religion d'origine, mais simplement à sa régression vers des formes rurales, larvaires, " populaires " (C'est là un phénomène amplement vérifié en Europe pendant et après les grandes invasions barbares).
Vers le XVIe siècle av. J.-C. (- 1600 – 1500), des tribus aryennes venues d'Asie centrale émigrent en Inde du nord et y développent la culture védique. Des royaumes aryanisés se constituent : le Penjab (-1550 -1000), la région de Delhi (-1000 -800).