Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
21 mai 2013 2 21 /05 /mai /2013 19:47

Il exista nécessairement ; mais qui était-il au juste ?

La thèse suivant laquelle les Juifs n'ont pas eu vraiment la responsabilité de la mort de Jésus est une thèse relativement récente. Dans le Coran (4, 156), on voit le prophète Muhammad combattre la prétention des Juifs à avoir tué ou crucifié le Messie Jésus ; les combattre encore parce qu'ils l'ont tenu pour un magicien (5, 110). Tout cela remonte au Talmud : « A la veille de la Pâque, on a pendu Jésus de Nazareth. Pendant quarante jours, un héraut a marché devant lui en criant : « Il doit être lapidé parce qu'il a exercé la magie, a séduit Israël et l'a entraîné à la rébellion. Que celui qui a quelque chose à dire pour le justifier vienne le faire valoir. Mais il ne se trouva rien pour le justifier et on le pendit à la veille de la Pâque » (16) (J. Jeremias. « Jérusalem... ", p. 221) (16).
 (16) Ibid. pp. 56 s. Egalement Lévy, Werterbuch über die Talmudim und Mi­draschim, art. 1echou.

Il n'est évidemment pas question de tenir ce tableau pour historique. Jésus n'a été ni lapidé, ni pendu, mais crucifié. Un tel passage consacre simplement la rupture définitive entre les chrétiens et la Synagogue ; il a paru plus honorable au judaïsme de la fin du premier siècle de penser que les autorités juives avaient jugé Jésus régulièrement et non pas provoqué un meurtre judiciaire. C'est la conclusion raisonnable de M. Goguel sur le sentiment qui a pu inspirer les auteurs talmudistes. On sait d'autre part, d'après le Talmud, que le droit de condamner à mort avait été retiré au Sanhédrin « quarante ans » avant la Guerre Juive, terminée en 70 (17). Sans prendre cette datation pour argent comptant, elle concorde encore avec l'indication de Jean 18,31, contre le récit synoptique (Marc 14, 55 ; Matth 26, 59).
(17) Références p. ex. dans M.J. Lagrange, Le Judaïsme avant J.-C., p. 220.

L'accusation de sorcellerie concorde avec tous les témoignages évangéliques : Marc 3, 22 ; Jésus chasse les démons par le pouvoir du prince des démons. Jean 8,16 ; son pouvoir ne vient pas de Dieu, puisqu'il n'observe pas le sabbat (18). * On a ici la preuve la plus sûre que les miracles de guérison ont réellement existé, même si la tradition évangélique a pu les exagérer. Noter, dans Marc, l'ironie mordante de Jésus : si je chasse les démons par le prince des démons, ce prince n'est pas bien malin, et sa Maison ne durera pas longtemps... Le péché contre le Saint Esprit, est précisément de dire que ce Saint Esprit est l'Esprit du démon. Comment y aurait-il quelque chose encore à faire.

Nous nous garderons de penser que l'hostilité de la synagogue envers l'hérésie chrétienne et son fondateur implique à l'égard de Jésus une position identique et uniforme des Juifs contemporains. Comme l'a justement proclamé Jules Isaac, l'Evangile suffit à prouver le contraire. Certains indices sembleraient même montrer que Jésus a pu être considéré par la synagogue comme un docteur hérétique, contre qui l'autorité religieuse s'est montrée trop sévère (19) * Talmud de Jérusalem, Trad. Moïse Schwab. t. VI; p. 279, note p.

Les Juifs contemporains de Jésus n'ont assurément pas réagi à son égard de façon uniforme, même pas dans le milieu pharisien. Ceux mentionnés dans Luc 13, 31, par exemple, l'ont protégé. Citons surtout la version arabe d'un texte célèbre du pharisien Josèphe, d'après S. Pinès: " A cette époque vivait un sage nommé Jésus. Sa conduite était bonne et il était renommé pour sa vertu. Nombreux furent ceux qui, parmi les Juifs et les autres nations, devinrent ses disciples. Pilate le condamna à être crucifié et à mourir. Mais ceux qui étaient devenus ses disciples ne cessèrent pas de suivre son enseignement. Ils rapportèrent qu'il leur était apparu trois jours après sa crucifixion, et qu'il était vivant ; par conséquent il était peut-être le Messie (20) ,celui dont les prophètes ont raconté tant de merveilles" (21).
(20) Arabe: falacallahou houa almasihou. فلعله هو المسيح
(21) Voir notes 3 et 4.
 

 

Comment tenter de conclure ? Dans une trahison, tout le monde ne trahit pas, et les nombreux Juifs sympathisants ont été injustement englobés par les Chrétiens dans une rancœur collective. Mais enfin le plus ancien texte du Nouveau testament, de l'auteur le mieux connu, la 1ère épître de Paul aux Thessaloniciens, moins de 20 ans après la mort de Jésus, bien avant l'irrémédiable rupture entre Juifs et Chrétiens, contient cette accusation: "Les Juifs ont tué le Seigneur Jésus" (2, 15).

En corrigeant ce qu'une telle formulation peut avoir de passionnel par la curieuse expression de Pierre : Vous l'avez mis à mort en le crucifiant "par la main des païens ", nous arrivons bien près du point de vue de l'évangéliste Luc (22, 66-23, 2) : L'autorité Juive trouve Jésus coupable de blasphème, et l'accuse auprès de Pilate d'inciter le peuple à la grève de l'impôt (22). * Voir note 13.

Comprenons pourquoi les chrétiens en ont voulu davantage aux Juifs qu'à Pilate. Dans une classe de punis, on en veut bien davantage aux mouchards qu'à l'administration scolaire ; les grévistes davantage aux "jaunes" qu'au patronat ; les résistants davantage aux tièdes de leur bord qu'à l'ennemi lui-même.

Quelle était donc la nature exacte du conflit religieux, du blasphème, si l'on veut, qui entraîna l'autorité juive à circonvenir Pilate, et le Judaïsme à. rester si longtemps solidaire de son parti dans le conflit ?

L'accusation de magie ne suffit pas. Le Talmud de Jérusalem met en scène un rabbin qui va, et on le lui reproche, consulter un guérisseur chrétien (23). Le blasphème du pardon des péchés, dans la guérison du paralytique, n'en est pas un : il était de pratique courante chez les guérisseurs (24). Aucune des accusations formulées au moment de la Passion, même d'après les témoignages partiaux des Evangiles ou du Talmud, ne pouvait suffire à entraîner une telle action sur le plan des pouvoirs. Le Judaïsme a supporté bien des hérésies. Bar Kochba, un siècle plus tard, fut appelé Messie et Fils de David (25), et il est toujours un héros national d'Israël à l'heure actuelle.
(23) Traité shabbath, XIV. trad. Schwab, t. III, p. 156 (Talmud de Jérusalem).
(24) Voir G. Vermès, «Jésus le Juif », pp. 85 ss. notamment la prière de Na­bonide, écrit découvert à Qumran... voir Dupont-Sommer, «les écrits esséniens découverts près de la Mer Morte », p. 337 : « D'une inflammation maligne je fus frappé pendant sept ans, et mon visage n'était plus semblable à celui des fils d'homme. Mais je priai le Dieu Très-Haut, et un exorciste remit mes péchés ; c'était un homme juif, l'un des déportés. Et il me dit : Raconte cela par écrit pour rendre honneur et louange et gloire, au nom du Dieu Très-Haut."
(25) Voir Flusser, «Jésus », p. 23.

Alors ?

Les Evangiles de Marc et de Matthieu lient avec évidence la rupture de Jésus avec le judaïsme à la nomination des Douze Apôtres, autrement dit, à la constitution de l'Eglise. On connaît la remarque de Renan : "Jésus annonçait le Royaume de Dieu... et c'est l'Eglise qui est venue". Il y a pourtant bien eu tentative d'organiser à l'avance le Royaume de Dieu qui était sur le point de se manifester sur la terre. C'est exactement le sens du passage de Luc 22, 19 : "Je dispose du Royaume en votre faveur, comme mon père en a disposé en ma faveur (26) : vous mangerez et boirez à ma table, dans mon royaume, et vous serez assis sur des trônes, pour juger les 12 tribus d'Israël ". '
(26) Du verbe «diatithêmi", je dispose, vient «dîathêkê", le Testament.

La "disposition" en question est ce que nous traduisons par "(Nouveau) Testament". Or elle est sûrement historique. Les Apôtres sont envoyés deux par deux, afin qu'au Jugement Dernier leur témoignage soit valable ; les paires sont données dans la liste de Matthieu 10, 2-4 (27). * Voir B. Gerhardsson, Memory and Manuscript, p. 211. Le principe du témoignage par paires, déduit de Deut. 19, 15, était bien défini chez les rabbins. On notera que, d'après Matthieu 10, 2-4, où les paires sont précisées, la dernière paire est formée par Simon le Zélote et Judas l'Iscariot (ou Scarioth d'après cer­tains textes). Il est ainsi vraisemblable que ce surnom vienne de «Sicarius», le « Sicaire». On aurait ainsi la paire extrémiste et révolutionnaire, qui a pu faire attribuer à Jésus une certaine «Théologie de la Révolution ».

A partir de ce moment, on voit Jésus donner à ses disciples un enseignement secret, dont un élément sera justement qu'il est le Messie. C'est alors que sa famille cherche à le neutraliser, le croyant fou (Marc 3, 21) (28). et que des scribes venus de Jérusalem viennent enquêter sur ses activités (Marc 3, 22). Les spéculations sur le Jugement dernier n'étaient pas chose nouvelle. Mais ce mélange, où l'on voyait d'une part un enseignement de style populaire, et d'autre part une organisation clandestine préludant au céleste futur, est la raison véritable de la rupture : dans le Royaume de Dieu, les autorités religieuses constituées n'avaient pas leur place.

(28) Il ne faut certainement pas minimiser les tensions entre Jésus et sa famille, et nous suivons sur ce point Et. Trocmé (La formation de l'Evangile de Marc, p.106s). La tradition a tout fait pour éliminer ces tensions. On ne peut donc pas écarter tout à fait l'écho transmis par un apocryphe récemment découvert, où apparaît une terrible tension entre Jésus et sa famille au moment de la Crucifixion. D'après ce texte, Marie et ses fils Jacques, Siméon, Jude, viennent vers Jésus et se tiennent devant lui. Jésus, pendu au bois, dit: {( Prends tes fils et va-t-en». (S. Pinès, The Jewish Christians of the early centuries, according to a new source. Israel Academy of Science and Humanities, proceedings. II,13). Sans doute pourrait-on rattacher ces tensions à celles qui ont dû se produire avec Jean-Baptiste (Jean 3; 22 ss). Au témoignage de S. Jérôme, un évangile perdu racontait que Jésus avait été baptisé par Jean en même temps que sa mère et ses frères. (Jeremias, Théologie du N.T., p. 45).

Les responsables Juifs étaient en situation délicate : Jésus étant très populaire, on pouvait mal lui faire un procès d'hérésie, d'autant plus qu'il savait se défendre en « debater" redoutable. Il était impossible d'expliquer cette histoire à Pilate. Or elle était incontestablement dangereuse. Le plus sûr garant de l'autorité indigène, en pays colonisé, est la puissance occupante. Surtout, pas de surprise, et que, d'abord, rentre l'impôt (Luc 23, 2). Le risque évoqué par le Grand-Prêtre dans Jean 11, 47 est un risque bien réel : « Cet homme accomplit beaucoup de miracles. Si nous le laissons continuer, tous croiront en lui. Les Romains viendront; ils détruiront notre ville et notre nation ».

Le péché ne serait pas dangereux, s'il n'était inextricablement mêlé à des sentiments honorables. On peut admettre chez les responsables Juifs, même collaborateurs mondains et vénaux du pouvoir romain, un tel sentiment d'angoisse en pensant à ce qui risquait d'arriver certain jour de Pâque. L'occasion s'étant présentée, grâce à un traître, d'agir discrètement, on a pris le risque d'une "bavure ". « On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs ».

Partager cet article
Repost0

commentaires

Recherche

Archives