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8 octobre 2009 4 08 /10 /octobre /2009 14:23

"Entre haute et basse chronologie pour les évangiles", note de Jean-Claude Barbier à partir des contributions de Thierry Moralès et de Michel Luciani au sein du groupe Yahoo "Unitariens francophones" (débat sur la datation des évangiles fin septembre – début octobre 2009) :

I – les documents antérieurs à Luc : le Matthieu araméen
II - et l’évangile de Marc

III – la fin du Temple de Jérusalem

IV – les écrits lucaniens : évangile et Actes, comment les dater ? 

V- le Matthieu grec

VI – les "Jean" de l’école d’Ephèse


Selon les annexes chronologiques des bibles et les auteurs qui font référence aux travaux des historiens et des exégètes, on obtient des dates parfois très variables pour la rédaction des textes du Nouveau testament. Notre débat a permis un premier éclairage, a rappelé les témoignages des Pères de l’Eglise et de la Tradition (à ne pas écarter à priori !), a calé les textes d’après les évènements historiques qu’ils évoquent ou non, a émis des hypothèses. Il reste bien entendu de nombreuses interrogations … et puis des options qui sont de l’ordre de l’appréciation des uns et des autres.


I - Les documents antérieurs à Luc


Le point de départ est le prologue lucanien (Lc 1, 1-4) qui témoigne de l’existence de documents antérieurs lorsque, lui, commence à écrire son évangile : " Puisque beaucoup ont entrepris de composer un récit des évènements accomplis parmi nous, d’après que nous ont transmis ceux qui devinrent dès le début témoins oculaires et serviteurs de la Parole, il m’a paru bon, à moi aussi, qui m’étais informé avec précision de tout depuis les origines, de t’en écrire avec ordre, illustre Théophile (Theophilos), afin que tu te rendes bien compte de la solidité des paroles que tu as reçues ".


Luc est médecin, dispose donc d’un niveau de formation consistant. Il est sans doute juif lui-même car il a pu enquêter dans le milieu. Il fait partie d’une élite intellectuelle hellénisée. Il a écrit son texte directement en grec et son usage de la langue grecque est meilleur que celui de Marc (plus rustique) et comporte moins de sémitismes que celui de Matthieu. Il appartient à la seconde génération, de ceux qui n’ont pas connu Jésus : il transmet après enquête. Il écrit "avec ordre", avec des évènements disposés selon une chronologie. Il a vécu dans le sillage de Paul et rend compte de tous ses déplacements dans les Actes.


Quels sont ces documents antérieurs dont Luc eut connaissance (peut-être à Césarée) ?


Des logia, à savoir une liste de paroles prononcées par Jésus, présentées sans ordre chronologique ? "Matthieu réunit en hébreu les logia de Jésus et chacun les interpréta comme il le put." (Papias cités par Eusèbe de Césarée dans son Histoire ecclésiastique III-39). C’est ce que reprend l’hypothèse de la source Quelle (dite tout court "Q") : des propos de Jésus mis par écrit et dont se seraient inspirés les évangélistes synoptiques, Matthieu, Marc et Luc, soit directement soit en se copiant. Selon cette même hypothèse, c’est cette même liste qui ressort au niveau de l’évangile de Thomas (début du IIème siècle) – ce qui sous-entend que le mouvement chrétien gnostique, daté de la fin du 1er siècle et du IIème, serait plus précoce !


Revanche posthume d’un courant gnostique dont les écrits furent écartés par les Pères de l’Eglise et maintenus dans la littérature grise que sont les "apocryphes". Mais n’est-ce pas faire la part belle à un courant dont l’émergence est contemporaine à l’évangile de Jean ?


Ces paroles de Jésus furent-elles écrites de son vivant même ? Vu le profil du publicain Lévy-Matthieu, ce n’est pas impossible.
Mais Luc ne nous parle pas d’une simple liste de paroles mais bel et bien de récits des évènements qui se sont accomplis, ce que sont effectivement les évangiles que nous connaissons. En plus plusieurs auteurs, dit-il, s’y seraient déjà mis !


Nous en connaissons au moins un de ces auteurs, à savoir Matthieu, le Lévy de l’évangile. Un Matthieu araméen ou encore hébraïque est attesté par les Pères de l’Eglise : "Matthieu aurait évangélisé les juifs et, avant de se rendre chez d'autres peuples, il consigna par écrit son évangile dans sa langue maternelle."  (Eusèbe dans Histoire Ecclésiastique III, 24,6). Matthieu est ce publicain juif qui reçoit chez lui Jésus. Il est donc propriétaire d’une maison sans doute de notable vue sa fonction ; il est suffisamment aisé pour inviter à manger Jésus et sa cohorte. Il sait compter puisqu’il perçoit les impôts dus à César – et donc sans doute écrire ! C’est un témoin direct. Par ailleurs, son évangile est effectivement celui d’un comptable : les paraboles de Jésus mettent en avant le rôle d'intendants – honnêtes, malhonnêtes, malins, etc. - et on n’hésite pas à compter les deniers et les heures de travail !


Irénée évoque lui aussi cet évangile pré-lucanien " Matthieu publia chez les Hébreux, dans leur propre langue, une forme écrite d'évangile, à l'époque où Pierre et Paul évangélisaient Rome et y fondaient l'Eglise." (Irénée, Contre les Hérésies, 3, 1, 1). Il nous propose en plus une période : Pierre et Paul sont alors à Rome. Pierre serait arrivé à Rome le premier, mais pour Paul, cela reporte à 59 ce qui semble bien tardif. L'épître aux Romains est datée de l'an 58-59. Irénée aurait-il amalgamé Pierre et Paul dans un même effort commun d’évangélisation comme le fit par la suite la tradition chrétienne qui aime réunir les deux figures ?


Suétone évoque la présence chrétienne à Rome "Comme les juifs ne cessaient de troubler la cité sur l'instigation d'un certain Christos, il (Claude) les chassa de Rome" (Vie de Claude, XXV, 11) ? Les premiers chrétiens restent encore considérés comme Juifs par les Romains. Le terme de chrétien, disciple d’un certain Christos, apparaît à Antioche dans les années 50. Ce texte de Suétone témoignerait de la présence de la nouvelle voie à Rome dans les années 41 à 54. Est-ce donc aussi la période de rédaction du Matthieu araméen ?


Les Actes des apôtres témoignent de cette répression à Rome : Paul trouve à Corinthe un juif de la diaspora nommé Akylas, originaire du Pont, avec sa femme Priscilla. Ils viennent d’Italie " parce que Claudius avait ordonné à tous les Iehoudîm (= Juifs) de s’éloigner de Rome " (Actes 18, 2).


Certes "christ" est un nom général, messianique, qui désigne un oint, un élu, et ce n’est donc pas forcément Jésus-Christ. Pour Etienne Nodet (Aux origines du christianisme, folio histoire, p. 243) "christianus désignait à l'origine les agitations juives messianisantes sous l'empereur Caligula, surtout lorsqu'il ordonna d’ériger sa statue au Temple de Jérusalem, en 39. On en a des traces à Alexandrie et à Rome, sans aucun lien avec Jésus". Mais en dehors des baptistes (disciples de Jean-le-Baptiste), du mouvement de Jésus (les Nazôréens à Jérusalem, les chrétiens à Antioche) et bien entendu des zélotes, on ne voit pas trop bien quels ont pu être ces agitateurs "messianiques". Restons en donc à ce qui est dûment nommé dans les textes !


Quoiqu’il en soit, ce premier Matthieu est lu par la communauté judéo-chrétienne de Jérusalem puisque celle-ci l’emmène avec elle dans son exil à Pella en 135, lorsque l’empereur Hadrien expulse les Juifs de la ville de Jérusalem. Cette communauté est désignée par Epiphane de la même dénomination qui lui fut donnée lors de sa formation après la mort / résurrection de Jésus : les Nazôréens (les "sauvés"). Mais alors il la considère comme une secte judaïsante car elle n’a pas rompu d’avec les pratiques du judaïsme (comme le sabbat, la circoncision, etc.) !

Parmi eux, ou à côté, et alors que les Nazôréens lisent tous les textes du Nouveau testament y compris le Prologue de Jean (et adhèrent donc à l’existence avant tous les siècles du Fils de l’homme), les Ebionites semblent se limiter au seul Matthieu araméen ou à un évangile de leur cru qui lui est parallèle, l’Evangile des Ebionites. En fait, ceux ci semblent avoir un évangile "selon Matthieu" et un évangile "selon les Hébreux" qui ne seraient pas forcément tout à fait le même, et dont les bribes rassemblées par Epiphane sont regroupées sous le titre de l’évangile des Ebionites (selon P. Benoît et M-E. Boismard, Synopse des quatre évangiles, 2001, Paris, éditions du Cerf, p. X). Aile radicale du judéo-christianisme, les Ebionites rejettent catégoriquement les épîtres de Paul et son action missionnaire en faveur des païens, contrairement aux Nazôrens proprement dit. Ils vont donc à l’encontre de l’accord scellé à Jérusalem en 48/49 sous la houlette de Jacques, le frère de Jésus.


Attention ! Ce Matthieu araméen n’a pas été retrouvé. Il fut ensuite traduit en grec et sans doute remanié, complété, etc., donc à une date plus tardive. Nous aurons donc à en reparler dans sa version grecque, celle que nous connaissons.

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