par Louis Cornu (suite des articles précédents)
Si l’incertitude demeure en ce qui concerne les trois de Béthanie, il est en revanche certain que le Disciple n’est entré en contact avec Jésus que quelques jours avant Pâque 28, dans des circonstances qu’il raconte lui-même (Jn 1, 19-42), à l’occasion d’un voyage en Galilée [ndlr – un récit de 3 jours qui se termine par les noces de Cana, Jn 2, 1 et un séjour à Capharnaüm Jn 2, 12] où il rencontre le baptiste Jean, dont il se dit déjà disciple.
Ce que raconte le Disciple, prêtre de Jérusalem, au début du 4ème évangile, est postérieur de quelques semaines à la scène que relate Luc sur la rive du Jourdain, mais au sud, à proximité de Jérusalem (Lc 3, 21-22) et à la retraite consécutive au désert (Lc 4, 1-2).
L’histoire des relations de Jésus avec l’évangile de Jean « disciple aimé de Jésus » commence donc au sortir de l’hiver 27-28, « en la quinzième année de Tibère César » par la prédication eschatologique véhémente d’un prophète spectaculaire (Lc 3, 1-8) qui, lui aussi, est prêtre : Jean, fils de Zacharie. Il annonce la venue imminente du Messie d’Israël, pour restaurer définitivement l’autorité de YHWH, la royauté de Dieu. Il propose à ses nombreux auditeurs de Judée et de Jérusalem de se convertir, de se repentir et de marquer leur retournement en se pliant au baptême d’immersion en eau vive, tel qu’il le pratique dans le Jourdain. L’immersion n’est qu’un rite, car c’est le repentir qui entraîne la purification, le pardon de Dieu et le salut eschatologique. Ce salut est réservé aux seuls purifiés : seuls les baptisés seront sauvés.
Informées de cette prédication eschatologique baptiste, les autorités religieuses de Jérusalem, Grand prêtre (alors Caïphe), pharisiens du sanhédrin (comme Gamaliel) ne devraient pas être vraiment surprises, car, à l’évidence, Jean, fils de Zacharie, faisait partie de la mouvance essénienne bien connue : même conviction eschatologique, même baptême.
Quelques temps après l’invasion romaine de – 63, les Esséniens s’étaient retirés au désert. Au temps d’Hérode, ils avaient un maître vénéré sous le titre de « Maître de Justice ». Persécuté par un « prêtre impie », ce maître était décédé apparemment en exil. Les esséniens, conformément à l’enseignement de ce Maître de Justice, étaient persuadés que Dieu allait bientôt intervenir définitivement dans le combat eschatologique des « Fils de Lumière », conduits par le (ou les) messie(s) d’Aaron et d’Israël, contre les « Fils des Ténèbres ». Dans un texte datable de la fin du règne d’Hérode, l’ « Ecrit de Damas », une communauté essénienne, qui se prétendait « communauté de la Nouvelle alliance », affirmait sa certitude du retour du Maître de Justice, quarante ans après qu’il lui eut été enlevé. Plus précis, un autre texte essénien, le « Testament de Moïse », rédigé un peu après l’an 6, affirmait que les temps eschatologiques messianiques surviendraient, au plus tard, vers 30. On voit ici une évidente concordance avec l’annonce du Baptiste en 28, donnant pour imminente l’arrivée du « Messie qui doit venir ».
Les esséniens étaient baptistes. Selon leur « Règle », retrouvée en nombreux exemplaires parmi les Manuscrits de la Mer Morte, ils réservaient leur baptême (un rite d’immersion) aux seuls membres de leur communauté (1QS v, 13). Voici la définition – sacramentelle . ? – qu’ils donnaient de leur baptême :
« C’est par Esprit saint de la Communauté … qu’il sera purifié de toutes ses iniquités ; c’est par l’Esprit de droiture et d’humilité que sera expié son péché. C’est par l’humilité de son âme à l’égard de tous les préceptes de Dieu, que sera purifiée sa chair … quand il se sanctifiera dans l’eau courante … » (1QS, III, 7-9)
Avec un même rite d’immersion en eau courante, repentir, conversion, dans le « baptême de Jean », humilité du cœur, dans le baptême essénien ; il s’agit bien du même baptême. Pour les autorités religieuses de Jérusalem, il est évident que Jean, sur la rive du Jourdain, en 28, essaie de généraliser le baptême essénien, rite réservé jusque là aux seuls membres d’une secte très marginale, car le peuple, dans sa grande majorité, continuait à faire confiance aux maîtres pharisiens. Si le petit peuple adoptait massivement le baptême « essénien » de Jean, pour les esséniens, cela équivaudrait au ralliement qu’ils attendaient au détriment de leurs rivaux pharisiens.
En raison de l’urgence eschatologique dont ils étaient convaincus, la pratique baptismale généralisée de Jean n’était pas inacceptable pour les esséniens, loin s’en faut : elle pouvait même combler leur attente.
On comprend dès lors pourquoi Grands prêtres et pharisiens devaient être inquiets devant le succès de la prédication du Baptiste en Judée, au début de l’année 28. Il y avait à cela encore une autre bonne raison : son messianisme avait toutes chances d’attiser le nationalisme populaire juif anti-romain, donc de provoquer des troubles, puis des représailles, situation que tenaient à éviter aussi bien les autorités civiles (le préfet romain, Pilate, et le tétrarque Antipas) que les responsables religieux (Caïphe, le sanhédrin). Depuis vingt ans, la paix sociale que les révoltes « sicaires » de Judas le Galiléen avaient ébranlée en l’an 6, avait été rétablie, mais se maintenait plutôt difficilement, sous la main de fer de Rome, grâce à l’habilité collaborationniste des Grands prêtres successifs. L’initiative de Jean le Baptiste contraignait Caïphe à agir. Il décida d’envoyer vers Jean une délégation « de prêtres et de lévites » chargée de le rencontrer et l’interroger.
On ne peut évidemment pas affirmer avec certitude que le Disciple, ce familier de Caïphe, fut au nombre de ces Judéens qui écoutèrent Jean Baptiste au printemps 28 et reçurent son baptême, cela demeure pourtant très probable. De toute façon, vivant dans l’entourage du Grand prêtre, il fut certainement informé des soucis de celui-ci à propos du Baptiste et de sa décision d’envoyer une délégation.
Pour l’atteindre, cette délégation dût se rendre en Galilée car Jean Baptiste y était venu pour revoir Jésus, quelques semaines avant Pâque (30 avril 28) : une concertation entre eux à ce sujet, un rendez-vous, est plus vraisemblable qu’une rencontre fortuite. Le Disciple faisait-il partie de la délégation ou bien se contenta-t-il de l’accompagner ? Toujours est-il que ce fut pour lui l’occasion de revoir Jean, d’assiter à l’interrogatoire … et de faire assez longuement la connaissance de Jésus et de s’attacher à lui en s’agrégeant à un groupe qui l’entoure : des « disciples » à la fois de Jean et de Jésus, les deux, en effet, ont un même projet et agissent en concertation selon un plan unique, dans lequel chacun a son rôle propre.
à suivre ...