Jésus lui-même n’était pas un visionnaire. Certes, les évangiles relatent des épisodes de type vision mais qui sont manifestement des rajouts à l’histoire réelle (et qui ont une valeur littéraire et un sens théologique) : Jésus n’est pas en transe lorsqu’il reçoit le baptême des mains de Jean (selon les évangélistes, l’Esprit-Saint serait descendu sur lui tranquillement « comme une colombe », Mt 3, 13-17 ; Mc 1, 9-11 ; Lc 3, 21-22 ; Jn 1, 29-34) ; il ne l’est pas non plus lorsqu’il prédit sous forme de lamentations l’avenir apocalyptique de Jérusalem. Les seuls épisodes que l’on pourrait mettre au compte d’une vision, c’est celle de la Transfiguration où Jésus est accompagné de Pierre, Jean et Jacques et où ceux-ci le voit en compagnie de Moïse et d’Elie (Mt 4, 1-11 ; Mc 1, 12-13 ; Lc 4, 1-13), ou encore l’épisode inaugural d’un séjour au désert où il aurait été tenté (Mt 4, 1-11 ; Mc 1, 12-13 ; Lc 4, 1-13), mais ce sont les auteurs et non pas Jésus lui-même qui auraient eu ces visions !
On a la même chose avec Muhammad qui, d’après la tradition musulmane, avait des visions mystiques dans des grottes qui entourent La Mecque (à l’instar des ascètes de tendance monothéiste, les hunafâ) (1) ; visions auditives dans le cas du fondateur de l’islam, qu’il attribua à l’ange Gabriel (spécialisé dans les annonciations !). En fait, cela semble bien ajouté car Muhammad ne semble pas avoir continué d’être inspiré de cette façon là et se convertit en un chef religieux et temporel (pratiquant dans un premier temps le brigandage contre les caravanes !)
(1) Les hanîfs antéislamiques étaient des monothéistes arabes qui condamnaient les cultes païens, sans toutefois rallier les juifs ou les chrétiens.
Rien à voir avec l’effervescence de la Pentecôte où l’on a la description d’une transe collective, avec délire linguistique (le parler en langues étrangères), effets physiques et exhibitionnisme manifeste puisqu’ils sortent à la vue du public (« Ils (les curieux) étaient tous déconcertés, et dans leur perplexité ils se disaient les uns les autres : « Qu’est-ce que cela veut dire ? « . D’autres s’esclaffaient : « Ils sont pleins de vin doux » Ac 2, 12-13). Les « apparitions » où les disciples disent avoir vu Jésus post-mortem (dès lors qu’ils croient en sa résurrection) sont aussi à mettre au même compte des phénomènes de vision ; selon Paul, ils auraient été plus de 200 à avoir vu de telles apparitions !
La Pentecôte a été vécue comme un instant exceptionnel par les disciples. Toutefois, les Actes des apôtres mentionnent une extase, celle d’Etienne pendant qu’il est lapidé (Ac 7, 55-56), l’illumination de Paul de Tarse et son hallucination auditive sur le chemin de Damas (Ac 9, 1-9), des « païens » à Césarée sur qui tombe l’Esprit Saint et qui demandent le baptême (Ac 10, 44-46) – une sorte de Pentecôte bis au bénéfice cette fois-ci des non-Juifs.
vision de Pierre à Joppé avant qu'il ne se rende chez le centurion Corneille à Césarée (par Frédérico Zuccaro)
Ce sera surtout Pierre qui va mettre à profit l’élan pentecôtiste. Est-ce un justificatif à posteriori ou un pressentiment ? quoiqu’il en soit, Pierre se fonde sur des visions pour prôner l’ouverture aux païens et sa visite au centurion romain de Césarée : une nappe pleine de bonnes victuailles lui indique que, désormais, Dieu a levé les interdits alimentaires (Ac 10, 9-16). La transe de païens qui souhaitent être baptisés (susmentionnée), en écho à son discours, le confirme dans cette voie.
Mais, revenu à Jérusalem, Pierre doit se justifier devant une communauté très choquée par ses hardiesses. Pierre, rappelant ses visions, arrive toutefois à convaincre (Ac 11, 1-18) - car s’il est le meneur incontesté, il n’en a pas pour autant tout pouvoir, loin de là ! On a là le fondement d’un mouvement – celui des Nazôréens - qui accepte les phénomènes de vision et de transe comme autant de messages reçus de Dieu, dès lors que la communauté y adhère (et donc les authentifie).
Nous avons pu constater la même dynamique au XX° siècle au sein des Eglises prophétiques africaines (Eglises dites « sionistes » en Afrique du Sud, Chérubins et Séraphins à partir du Nigeria, Eglise du christianisme céleste à partir du Bénin, etc.).
A noter que ce grand débat, bien avant la rencontre à Jérusalem vers 48-49, n’a malheureusement pas suffisamment attiré l’attention si bien que c’est au missionnaire Paul de Tarse que nombre de chrétiens attribue l’ouverture aux païens – pourtant, Luc, dans son histoire du début du christianisme, explique fort bien l’action individuelle, innovante et hautement transgressive de Pierre. D’autant plus que, contrairement à ses actions précédentes où il était accompagné par l’apôtre Jean, Pierre a été à Césarée seulement accompagné par des proches ; il est également seul pour argumenter et convaincre la communauté de Jérusalem.
On savait que Pierre avait du caractère ; on le voit ici capable de faire l’Histoire … et d’être un orateur convainquant car la communauté judéo-chrétienne fonctionne au consensus et en présence de tous. Dès lors, la nouvelle voie, en s’ouvrant aux païens, va s’émanciper de plus en plus de sa matrice juive.
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